Au 19e siècle, avant les découvertes des premiers outils préhistoriques, s’affrontent deux idéologies sur l’évolution des êtres vivants. Tandis que l’évolutionnisme considère que les êtres vivants se transforment au fil des âges, le fixisme refuse la notion d’évolution des espèces et met la disparition des espèces animales préhistoriques sur le compte du Déluge. Ainsi, conformément aux cadres chronologiques imposés par la religion, on date l’apparition de l’homme à 4000 ans avant notre ère, et la formation de la Terre la précède de peu, contrairement à ce qui sera démontré par la géologie moderne sous l’impulsion de Sir Charles Lyell (1797-1875). Une fois la haute antiquité de la Terre établie, la question de l’ancienneté de l’homme s’imposa. Depuis la fin du 18e siècle, plusieurs découvertes soutenant la thèse d’une industrie humaine très ancienne avaient été réalisées. Cette hypothèse avait ainsi déjà été avancée par Burtin de Maestrich (1745-1818), avant la découverte de haches taillées et de restes d’animaux disparus dans le courant du 19e siècle.

Boucher de Perthes est sensibilisé de façon précoce à ces divers courants de pensée par l’intermédiaire de son père, naturaliste. En 1804, il devient directeur des douanes à Abbeville, et membre fondateur de la Société d’Emulation locale, où il se lie d’amitié avec Casimir Picard qui siège au conseil de la Société. Ce dernier a laissé un héritage scientifique notable. Casimir Picard est en effet le premier à faire la distinction entre haches de pierre polie et haches de pierre éclatée. Il est aussi le premier à tenter d’appliquer la méthode stratigraphique des paléontologues à la recherche archéologique. En 1837, Picard découvre deux haches polies avec des gaines en corne de cerf à La Portelette. Plusieurs autres découvertes suivent.
Des premières découvertes à la reconnaissance de la haute antiquité de l’homme.
Boucher de Perthes s’intéresse aux découvertes de son ami Casimir Picard dans la vallée de la Somme, auxquelles il participe lui-même financièrement en tant que président de la Société royale d’Emulation. A la mort de ce dernier en 1841, il décide de reprendre son travail. En 1840, alors qu’il surveille l’exploitation de sable de Menchecourt-lès-Abbeville, des ossements d’animaux disparus ainsi qu’une hache polie sont découverts, mais sans contexte archéologique. Deux ans plus tard, il découvre un véritable biface provenant selon les ouvriers d’une couche intermédiaire, à côté de quelques fragments d’os d’éléphant. Les années suivantes seront aussi marquées par des découvertes d’objets dans divers sites abbevillois.

- Une des premiers outils préhistoriques
En 1844, dans la vallée de la Somme, lors de l’exploitation d’une gravière derrière l’hôpital d’Abbeville, des outils en silex (figure) sont découverts à côté d’os de grands mammifères disparus que Boucher de Perthes date du Pléistocène (entre 1,87 million et 10 000 ans avant notre ère). Ces objets sont extraits de terrains tertiaires désignés à l’époque par le terme « diluvium ». Il en conclut alors que l’homme existait déjà à cette période et qu’il a été le contemporain de certains grands animaux disparus, comme le mammouth. La nature antédiluvienne de ces outils est confirmée par des géologues invités à examiner le chantier comme Buteux.
En février 1845, la découverte d’une molaire d’éléphant vient démontrer de manière définitive la nature antédiluvienne des couches. Ainsi, Boucher de Perthes écrit dans son mémoire De l’industrie primitive commencé en 1840 :
« Il est désormais clair :
1° que le banc de l’hôpital est diluvien,
2° que ce banc contient des haches et des couteaux de pierres taillés par l’homme,
3° que des ossements fossiles d’animaux antédiluviens accompagnent ces ouvrages humains. »

- Planche extraite des « Antiquités antédiluviennes »
Ce mémoire est complété avec des chapitres nouveaux, des coupes et des planches (figure) faisant écho aux récentes découvertes, et constitue le premier tome des Antiquités celtiques et antédiluviennes. Avant la fin de sa publication, Boucher de Perthes en envoie un exemplaire à l’Académie des Sciences, qui nomme une commission chargée de son étude en août 1846. Mais les théories développées par Boucher de Perthes sont loin d’obtenir l’unanimité des milieux scientifiques, et l’ouvrage n’est publié qu’en 1849, sans rapport de l’Académie. Après la publication du deuxième tome des Antiquités antédiluviennes en 1857, Boucher de Perthes reçoit le soutien croissant de scientifiques d’importance, comme Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, un des pères de l’évolutionnisme, et Edouard Lartet, pionnier de la paléontologie. Il est reconnu par la suite par la science anglaise, grâce à la visite de Hugh Falconer qui encourage ses connaissances à venir examiner ses découvertes.
Ainsi, en 1859, plus de dix ans après la publication des Antiquités antédiluviennes, une commission anglaise composée des géologues John Evans et Joseph Prestwich se rend dans la Somme pour vérifier les affirmations exposées dans l’ouvrage ; ils présentent à leur retour leur conviction de la haute antiquité de l’homme, conviction partagée par le chef de file de la géologie anglaise du moment, Charles Lyell. En 1860, Boucher de Perthes prononce et publie un discours demeuré célèbre : « De l’Homme antédiluvien et de ses œuvres », dans lequel il affirme que l’Homme a bien été le contemporain de certains animaux disparus, à une époque antérieure au Déluge, et que les climats ont changé au cours des âges puisque des animaux vivant dans des climats plus chauds que l’actuel peuplaient la vallée de la Somme. Ces théories gagnent en popularité, et le début des années 1860 est marqué par l’essor des fouilles préhistoriques en France et en Europe. En 1863, Boucher de Perthes découvre sur le site de Moulin-Quignon des restes humains. Ces découvertes, malgré la vive controverse qu’elles déclenchent, font de lui un champion de la science française et il est décoré de la Légion d’Honneur en août 1863. Il meurt cinq ans plus tard.

- Boucher de Perthes, Saint-Acheul 1859
Contrairement aux fouilleurs des époques antérieures qui étaient rarement présent sur le site où travaillaient des ouvriers chargés de leur ramener de beaux objets, Boucher de Perthes a compris, après avoir été victime de plusieurs canulars, qu’il était essentiel d’assister à la fouille afin de disposer d’un contexte archéologique clair lors de découvertes clés, qui ne puisse être réfuté par ses adversaires. Ainsi, après avoir identifié la date, le lieu et la technique de fabrication, il a fallu s’assurer des conditions de découvertes dans le sol, ce qui l’a amené à se charger personnellement du travail d’observation lors des dégagements (figure).
Boucher de Perthes a dû introduire une analyse rigoureuse des strates découvertes pendant la fouille afin de justifier solidement ses conclusions, empruntant ainsi des principes aux sciences de la Terre et inaugurant la technique de la fouille stratigraphique en usage aujourd’hui. A partir de cette étude stratigraphique, Boucher de Perthes a pu déduire une datation relative des objets découverts dans ces mêmes strates en empruntant aux principes utilisés en géologie. On trouve ainsi dans l’œuvre de Boucher de Perthes la formulation de la loi de corrélation entre niveau d’enfouissement et degré d’ancienneté, qui constitue un énoncé clair des principes de la stratigraphie archéologique.

- Coupe stratigraphique extraite des « Antiquités antédiluviennes »
Cette méthode est codifiée à la fin du 19e siècle et constitue une des trois composantes fondamentales de la discipline avec la typologie et la technologie. Boucher de Perthes a ainsi inauguré des méthodes toujours utilisées dans la discipline aujourd’hui, telle que l’inclusion de la coupe stratigraphique dans la publication (figure), qu’on retrouve cinquante ans plus tard avec les travaux d’Evans à Cnossos.
Les travaux de Boucher de Perthes ainsi que les innovations méthodologiques qu’il a apportées s’inscrivent bien dans l’évolution que connaît l’archéologie à la fin du 19e siècle. Les résultats de ce dernier et de ses successeurs inaugurent un champ de recherche plus naturaliste s’intéressant aux origines de l’homme grâce aux acquis de la géologie et de la paléontologie, et font de l’archéologie une discipline à part entière entre sciences humaines et naturelles.
À partir des années 1830, Jacques Boucher de Perthes organise un cabinet d'antiquités dans son hôtel particulier à Abbeville. Dès 1842, il souhaite diviser ses collections en trois parties et les donner à trois musées, à Abbeville, bien sûr, mais aussi à Paris et à Londres. Il essaie, dès 1845, de donner des séries au musée du Louvre ou au musée de Cluny : il lui est alors répondu, très officiellement et très abruptement, que sa collection, sans intérêt artistique majeur, serait classée dans l'inventaire général. En 1849, le muséum national d'Histoire naturelle décline également son offre. Dix ans plus tard, Boucher de Perthes réitère son offre au muséum, qui l’accepte, les découvertes du pionnier de la préhistoire ayant été reconnues quelques mois auparavant. La collection Boucher de Perthes est inscrite à l’inventaire du Muséum en 1860.
Ce n'est qu'en 1863 que le surintendant des Beaux-Arts, Émilien de Nieuwerkerke, s'adresse à Jacques Boucher de Perthes pour acquérir sa collection au profit du musée de Saint-Germain-en-Laye, dont la création a été décidée par Napoléon III en 1862, et pour lui proposer de participer à la commission d'organisation du musée.

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MAN/Archives
Ce dernier se dit très touché et très honoré de cette proposition, même si les maladies liées à son grand âge l'empêchent de se rendre immédiatement à Paris. Il offre de venir classer lui-même ses collections, tout en laissant à la commission la possibilité de modifier sa classification. Il affirme sa volonté d'être pédagogique avec un public qui n'est pas encore habitué à contempler ce type d'objets ou d'œuvres. Enfin, il explique qu'il donnera également des pièces au muséum national d'Histoire naturelle, au musée de l'Artillerie (ancêtre du musée de l'Armée) et à Abbeville.

Boucher de Perthes joue d'ailleurs un rôle non négligeable dans la fondation du musée des Antiquités nationales, inauguré il y a 150 ans. Créé en 1862, à l'initiative de l'empereur Napoléon III, qui écrit une histoire de Jules César et, pour ce faire, dirige des fouilles archéologiques sur le site d'Alésia, le musée de Saint-Germain doit être un « Musée Gallo-Romain ». Mais, l’inscription, sur le premier registre d’inventaire, des collections préhistoriques données par Jacques Boucher de Perthes et Édouard Lartet, aux côtés de celle offerte par le roi du Danemark, entraîne une évolution du projet par rapport à l’intention première. Un rapport rédigé par Émilien de Nieuwerkerke précise la destination et la dénomination du futur établissement, qui doit retracer l’histoire de la Gaule, des origines au début du Moyen Âge. Le « Musée des Antiquités nationales » est inauguré le 12 mai 1867, en même temps que s’ouvre l’Exposition universelle.
Deux salles, situées au premier étage – l’étage noble du château – sont consacrées à la Préhistoire. Elles sont décrites par Gabriel de Mortillet dans son ouvrage intitulé « Promenades au Musée de Saint-Germain » édité en 1869. La salle I, dédiée aux époques dites « anté-historiques » et plus précisément à l’Âge de la Pierre, présente les vestiges les plus anciens. La première moitié de la salle est dédiée aux dépôts quaternaires et la seconde moitié aux cavernes occupées par les hommes préhistoriques. Y sont principalement exposées la collection de Jacques Boucher de Perthes et celle d’Édouard Lartet et Henry Christy. D’ailleurs, les bustes de ces généreux donateurs figurent dans cette salle. C'est enfin la reconnaissance officielle et publique de l'œuvre de Boucher de Perthes.